par Helmut Poller / Vienne Le Bouddha Au huitième siècle de notre ère vivait dans le nord-ouest de lInde actuelle, au Cachemire, le grand pratiquant du tantrisme bouddhiste, Padmasambhava. Il pratiqua toutes les formes de méditations connues à cette époque et réalisa les pouvoirs de conscience supérieure (siddhis). A cette même époque, le roi du Tibet, Trisong Tetsen, essayait dintroduire le bouddhisme au Tibet. Toutefois, ses efforts furent empêchés par laristocratie tibétaine et les pratiquants du Bon, la religion indigène du Tibet. Suivant les conseils de lérudit bouddhiste Santarakshita, qui à cette époque était déjà au Tibet et essayait sans succès de transmettre les enseignements bouddhistes, le roi invita Padmasambhava au Tibet. Arrivant au Tibet, celui-ci subjugua les déités et esprits locaux à laide des puissants rituels des tantras bouddhistes, et défia les magiciens du Bon lors de batailles magiques dangereuses. En érigeant le monastère de Samye, le premier temple bouddhiste du Tibet, il créa une fondation stable pour la transmission des enseignements secrets des tantras bouddhistes au Tibet. A cette fin, les enseignements furent adaptés à la mentalité tibétaine, par exemple en intégrant des éléments de la religion indigène dans la pratique du Dharma. De leur coté, les pratiquants du Bon adaptèrent aussi leurs enseignements aux formes bouddhistes (par exemple, en arrêtant les sacrifices sanglants), de telle sorte que le Bon qui existe de nos jours montre de nombreuses similitudes avec le bouddhisme tantrique. Padmasambhava pratiqua également le yoga sexuel avec la princesse tibétaine Yeshe Tsogyal, qui, après un long entraînement, atteignit le même degré de réalisation spirituelle que son maître. Padmasambhava, que les Tibétains nomment le plus souvent Guru Rinpoche, est considéré comme étant le fondateur du bouddhisme tibétain. Ses disciples (cinq femmes devinrent sous sa direction des bouddhas féminins) couchèrent les enseignements sur papier et traduisirent pour la première fois les textes sanskrits des tantras en Tibétain. A la différence de la deuxième période de traduction, qui est appelée Sarma (nouvelle), cette première période est nommée Nyingma (ancienne), doù le nom donné à cette école de yogis et yoginis qui pratiquaient selon les instructions de Padmasambhava. Padmasambhava est considéré comme étant le deuxième Bouddha. Bouddha Shakyamuni, le premier Bouddha (de notre âge actuel) a transmis les enseignements exotériques du chemin des Sutras (discours), qui sont accessibles à tous, tandis que Padmasambhava a dévoilé les doctrines ésotériques des Tantras, qui ne peuvent être réalisées que par des individus ayant des qualifications particulières. Diverses biographies de Padmasambhava, ainsi quune biographie de Yeshe Tsogyal, ont été traduites en Anglais ainsi quen Français. Elles sont une grande inspiration pour les pratiquants, puisquelles donnent un aperçu sur les possibilités qui souvrent lorsquon utilise pleinement le potentiel de lesprit humain. Padmasambhava avait huit maîtres principaux pour les tantras intérieurs, appelés les huit détenteurs de connaissance (skt. Vidyadharas; tib. Rigdzin) de lInde, quelques maîtres pour les doctrines très secrètes de la Grande Perfection (Dzogchen) et de nombreux maîtres, dont des femmes, pour les autres enseignements bouddhistes des sutras et des tantras, ainsi que pour la médecine, les langues et lécriture, lastrologie, la divination et de nombreuses autres sciences traditionnelles. Durant de nombreux siècles ces enseignements furent codifiés et rassemblés sous les neuf véhicules des nyigmapas. Ces neuf véhicules rassemblent toutes les formes de pratique bouddhiste existante à cette époque en Inde et au Tibet. Les premiers trois véhicules se concentrent sur les enseignements des Sutras: les deux premiers contiennent les enseignements du Bouddha Shakyamuni et le troisième, le véhicule des bodhisattvas, traite des doctrines de la sagesse transcendante (Prajnaparamita), de la connaissance de lidentité de la vacuité et de la compassion, et contient aussi des sutras plus tardifs, tels le Sutra du Lotus et le Avatamsaka Sutra. Les trois véhicules du milieu contiennent les tantras extérieurs. La méditation tantrique est caractérisée par le yoga des divinités. La doctrine des Trois Corps parle des trois modes dapparition des Bouddhas: un aspect sans forme, un aspect manifesté et le corps de jouissance, qui apparaît sous les formes complexes de bouddhas masculins et féminins, ayant parfois plusieurs têtes et plusieurs membres. Par la visualisation de telles formes et la récitation des mantras appropriés, les capacités et les caractéristiques de ces bouddhas sont évoquées et rendues vivantes dans lesprit du pratiquant. Afin que ce processus soit complété de façon correcte, il est nécessaire davoir une connaissance suffisante des trois premiers véhicules, ainsi que davoir reçu préalablement linitiation, suivie de la supervision dun maître compétent. Lessentiel des tantras intérieurs est une vue qui se trouve au-delà des distinctions entre pure et impure, cest-à-dire que ceux-ci considèrent que tous les phénomènes sont purs depuis lorigine. Ainsi, les émotions perturbatrices que sont la saisie à un moi, laversion, lattachement aux plaisirs sensuels, la fierté et la jalousie ne sont point rejetées, car, à ce niveau denseignement, elles représentent en fait la matière première qui fait avancer le véhicule déveil de ladepte. Dans les deux premiers tantras intérieurs, la méthode principale est la pratique du yidam, une forme du yoga des divinités qui est utilisée jusquà lobtention des états de conscience supérieure. Le disciple apprend à utiliser sa structure émotionnelle telle quelle est, sans la rejeter daucune façon, comme moyen sur le chemin vers léveil. Le Mahayoga insiste davantage sur la phase de développement (tib. kyerim) du yoga de la divinité, ce qui signifie que par une pratique intensive, lapparition du yidam est internalisée jusquà ce que celui-ci se dévoile lui-même lors dune vision instructive et transmette au méditant ses pouvoirs spécifiques. Les yidams les plus importants de cette classe sont les Huit Hérukas, dont le plus connu (qui est également pratiqué dans les autres lignées du bouddhisme tibétain) est le yidam du contrôle et de la destruction des obstacles, Vajrakilaya, la déité qui tient le phurba magique. En réalité, on peut parler de neuf déités, puisque le plus souvent une forme courroucée de Padmasambhava se tient au milieu du cercle. LAnuyoga, quant à lui, insiste sur la phase dachèvement (tib. dzogrim). Les pratiques utilisées servent à contrôler le système des énergies subtiles à lintérieur du corps, composé quant à lui du canal central flanqué des deux canaux latéraux, des centres énergétiques (skt. Chakra), des souffles subtils (skt. Prana; tib. lung) et des essences (de conscience) (skt. Bindu; tib. thiglé). De façon similaire aux Six Yogas de Naropa des nouvelles écoles, on trouve ici des pratiques pour réveiller le feu intérieur (tib. tumo), pour le contrôle des rêves, pour léjection de la conscience, pour le prolongement de la vie, ainsi que pour beaucoup dautres choses. On y compte aussi la pratique de lunion sexuelle, appelée Karmamudra, où deux pratiquants ayant reçus les instructions nécessaires activent la forme extérieure et la vie interne énergétique dun yidam ayant pour forme lunion sexuelle dun bouddha féminin et masculin. Ceci doit être pratiqué sans désir mutuel et conduit par la dissolution des barrières entre les deux pratiquants à lexpérience extatique du non-moi, appelée lunion de la félicité et de la vacuité. Le dernier et plus élevé des neuf véhicules est lAtiyoga, qui contient les enseignements sur la Grande Perfection, le Dzogchen. Ici, la méthode nest point le yoga de la divinité, mais on y trouve plutôt une variété de méthodes pour lintroduction à la nature de lesprit, ce qui permet au pratiquant de réaliser lidentité de son esprit avec lesprit du bouddha primordial. Ceci ne peut être compris de manière rationnelle, mais le maître qualifié introduit le disciple à lexpérience directe. Les enseignements Dzogchen ne dépendent pas des autres doctrines et peuvent être transmis immédiatement à des personnes qualifiées. Un bon maître nyingma essaiera toujours, en partant de létat Dzogchen non-duel et non-fabriqué, damener le disciple à un niveau élevé le plus rapidement possible, et ceci sans créer de dépendances, sans éteindre sa capacité critique et sans rejeter ses émotions. Il fera attention quun travail ainsi quune vie amoureuse puissent être intégrés sur le chemin vers léveil. Ne rien rejeter ni sapproprier, nul espoir, nulle peur, une compassion infinie alliée aux moyens habiles, la grande joie secrète de lunion de tout avec tout: ceci sont les enseignements de la lignée de transmission nyingma. Padmasambhava lui-même na pas fondé décole à proprement parler. Il avait 25 disciples principaux, cinq parèdres, dont deux sont plus spécialement connues et sont souvent représentées à sa gauche et à sa droite (Yeshe Ysogyal et Mandarava) et un grand nombre dautres disciples (dans tout le domaine du nord de lInde, de lHimalaya et du Tibet). En général, le bouddhisme tantrique est une doctrine secrète, qui est transmise de maître à disciple. Pour chaque pratique tantrique, le disciple a besoin de linitiation, de lautorisation à pratiquer le texte en question et dinstructions individuelles orales. Après un long entraînement, les étudiants peuvent être reconnus comme étant digne de transmettre les enseignements à leur tour. Cest ainsi que se forme les lignées de transmission, ou plus exactement la lignée de transmission orale (tib. kama). Cette forme de transmission est commune à toutes les écoles du bouddhisme tibétain. Les maîtres sont alors aussi appelés détenteurs de la lignée et forment le noyau de la communauté. La communauté, quant à elle, comprend tous les pratiquants et devrait donc être imprégnée damour, damitié et de respect réciproque; les étudiants ayants déjà acquis une certaine compréhension du sens des enseignements ne devraient donc point émettre de jugement de valeur sur dautres pratiquants, même lorsque ceux-ci témoignent de manquements évidents; au contraire, tous devraient sentraider. Dans le bouddhisme en général, la communauté a une position très importante (le Bouddha Shakyamuni insistait déjà sur limportance des amis spirituels) et celle-ci revêt dans le bouddhisme tantrique une fonction toute particulière. En Occident, le bouddhisme tibétain est souvent associé à la solitude, à lisolation et à de nombreuses années de pratique dans des ermitages loin du monde. Sans compter que de telles retraites solitaires ne soient pas forcément nécessaires et quelles ne devraient jamais être motivées par des problèmes de communication, elles sont plutôt destinées à des pratiquants plus avancés. Lécole nyingma a commencé à se former depuis les différents détenteurs des lignées des disciples de Padmasambhava. Ces lignées subsistent encore de nos jours. Il y a six centres principaux et de nombreux centres secondaires. De nombreux maîtres vivent en exil et continuent à être très actifs. Dans les premiers siècles, la majorité des pratiquants nyingmas vivaient à lextérieurs des monastères; ils fondaient des familles et pratiquaient souvent le commerce (nombreux dentre eux étaient dailleurs très riches). Ils étaient parfois appelés à faire des rituels spécifiques (par exemple pour influencer le temps ou aussi pour éloigner des épidémies). De nombreuses familles sont nyingmapas depuis des générations et on y trouve également des maîtres féminins. Ces lignées familiales sont encore actives de nos jours, bien que linstitution monastique a joué au cours du temps un rôle toujours plus important. Lidée que seuls les nyingmas connaissent cette forme des yogis non-moniales est fausse: en effet, ils existent dans toutes les écoles du bouddhisme tibétain. Il est également faut de penser que ces personnes sont toujours reconnaissables à leur habit. En effet, il s'est développé en Occident pour des raisons inexplicables lidée - très répandue dailleurs - que tous les maîtres tibétains portants des robes rouges sont des moines. De plus, il est faut dassumer que les nyingmapas seraient détenteurs de lignées purement féminine, qui seraient donc transmises uniquement de femmes en femmes. Cependant, il est vrai que les femmes ont joué et jouent encore un rôle plus important dans lécole nyingma que dans les autres écoles du bouddhisme tibétain, qui elles sont souvent plus ancrées à une tradition patriarcale et monastique. Toutefois, ceci est en train de changer (ou plutôt cela devrait changer) avec la transmission des enseignements en Occident. Du point de vue des enseignements des tantras intérieurs, cette idée de lignées purement féminines est tout aussi absurde que celle de lignées uniquement masculines. En effet, ceux-ci soulignent limportance de lintégration de la passion sexuelle grâce à une relation extérieure, mais aussi de part la découverte dune complétude intérieure qui est possible lorsque lhomme explore son coté féminin et la femme son côté masculin. Un élément unique qui se trouve surtout dans lécole nyingma est une autre forme de transmission que la lignée orale: cest la tradition des trésors cachés. Ces trésors appelés termas en Tibétain peuvent être des textes cachés par Padmasambhava ou Yeshe Tsogyal pour le bienfait des générations futures. Ils furent découverts des siècles plus tard dans des grottes, ou bien à lintérieur de statues, par de soi-disant tertons. Ainsi, la lignée de transmission est toujours renouvelée, de sorte quon lappelle aussi lignée courte. De tels trésors furent encore découverts au vingtième siècle. Il existe également des trésors de lesprit, qui furent cachés dans lesprit de certains disciples de Padmasambhava. Ceux-ci sen souvenaient alors lors dincarnations plus tardives. On parle aussi de transmission par vision pure, ainsi que de nombreuses autres formes de transmission. On trouvera une excellente introduction à ce sujet dans le livre de Tulku Thondrup intitulé The Hidden Treasures of Tibet. Les tertons nexistent pas uniquement chez les nyingmapas: ainsi, une lignée kagyu peu connue pratique un terma qui a été découvert par un lama Drikung Kagyu. Des différents tertons naissent ensuite des lignées, tels les trésors du sud ou les trésors du nord. Ces centres et ces lignées sont tout à fait autonomes. Ils sont reliés par Padmasambhava bien entendu, ainsi que par un grand nombre de pratiques qui se centrent sur lui et dun certain corpus de textes quils ont tous en commun. Linstallation dune tête de lécole nyingma ne fut considérée comme nécessaire quau vingtième siècle, suite à lexil tibétain. Celle-ci est choisie par les plus hauts détenteurs de lignées de lécole. La première tête fut S.S. Dudjom Rinpoche. Telle une encyclopédie du bouddhisme tantrique, il a laissé derrière lui de nombreuses publications. La deuxième tête de lécole fut S.S. Dilgo Khyentse Rinpoche, un homme puissant qui soutenait toutes les écoles du bouddhisme tibétain de façon non sectaire, et qui était doté dune telle compassion que beaucoup furent touchés profondément rien quà sa vue. Depuis 1991, cest S.S. Penor Rinpoche, détenteur de la plus grande lignée nyingma, qui est à la tête de lécole. Comme ces deux prédécesseurs, il est également très actif en Occident. |